Du 11 au 15 novembre, nous avons fait un trek de cinq jours dans la montagne péruvienne pour aller voir le site inca de Choquequirao ; un site qui n’est accessible qu’à pied tellement il est reculé. Deux jours de marche pour y arriver (les filles étaient à dos de mule), un jour pour aller jusqu’au site même et le visiter et deux jours pour revenir. Nico vous raconte dans son article à lui l’itinéraire, les kilomètres parcourus chaque jour, les dénivelés, les arrêts à midi et le soir etc.
Moi je vais me concentrer sur les impressions qui me restent de ces cinq jours. Ce fut un concentré d’expériences de vie, comme si j’avais eu l’occasion de vivre en un temps très court des expériences qui sont d’habitude réparties sur une plus longue période. J’ai l’impression d’avoir appris, encore, et d’avoir grandi, j’espère, un peu. Je vais essayer de rendre mes ressentis dans cet article en partant de quelques mots-clés.
La nature
Que dire ? Je crois que les photos attachées à nos cinq articles parlent pour elles-mêmes. Je ne m’attendais pas à des paysages aussi immenses, pourtant ça fait plus d’un mois et demi que nous sommes au Pérou et tous les paysages sont immenses ici. Rien à voir avec ce que j’ai pu voir en Europe ou même dans l’Himalaya. Les Andes sont plus escarpées, plus creusées, plus à pic, plus brutes, plus variées. C’est l’impression que j’ai en tout cas. Et être DANS le paysage, le parcourir avec mes propres pieds sur des kilomètres est une expérience tout à fait différente que de le regarder de l’extérieur, depuis la fenêtre d’un bus ou même depuis un point de vue. Parcourir la montagne, c’est admettre que je suis petite et insignifiante, que mes forces d’humaine ne sont rien face à ces géants de pierre, les Apus, les dieux-montagne des incas.
Cette nature est incroyablement variée. Nous n’avons parcouru qu’un tout petit bout des Andes, mais nous avons eu droit à des paysages très différents les uns des autres : prairies d’herbe sèche poussant sur un sol rouge ; rochers ocre parsemés de figuiers de barbarie et d’agaves ; berceau du Río Apurimac en graviers blancs, où poussent de grands roseaux et des cactus San Pedro ; forêt dense et humide presque tropicale avec orchidées sauvages.
En ce qui concerne la faune, nous avons eu droit à notre premier condor, animal sacré des incas, et à un aigle, ces rois du ciel qui parcourent en quelques secondes et pas un seul battement d’ailes les kilomètres que nous peinons à parcourir de nos deux jambes. Dans la végétation, il y avait plein de petits passereaux dont j’ignore les noms. Des tonnes de papillons aussi, certains bien plus grands que ceux que nous avons en Belgique. Des insectes colorés et amusants : un gros mille-pattes bizarre, une sorte de grande guêpe toute noire et très mince, des fourmis de toutes les tailles, des scarabées. Du haut de leurs mules, les enfants ont vu un petit serpent. Et la nuit, des chauve-souris, que nous n’avons pas vues, venaient se nourrir du sang de nos mules. Brrr… Nous n’apercevions le lendemain matin que les blessures laissées par ces vampires.
La simplicité
Maintenant que nous sommes à Cusco, de retour à la « civilisation », je regrette déjà la simplicité de notre vie pendant le trek. Le côté sain de cette simplicité aussi.
Simplicité de l’organisation
Ça, c’était super reposant pour Nico et pour moi. En gros, nous ne devions penser à rien : pas d’endroits à trouver pour dormir ou pour les repas, pas de courses à faire, pas de programme à élaborer ni de transports à réserver. Notre guide Romulo s’occupait de demander à chaque endroit où nous nous arrêtions ce qu’il y avait au menu et il commandait pour nous. Pas besoin de se demander non plus ce qu’on allait faire le lendemain ; c’était évident : marcher. C’est hautement appréciable de se laisser porter de temps en temps. Se laisser porter symboliquement, parce qu’en vrai, mon corps, je l’ai porté, et qu’est-ce qu’il avait l’air lourd par moments !
Simplicité de la vie matérielle
Nous n’avions – évidemment – pas pris beaucoup d’affaires avec nous. La majorité de nos bagages est restée à Capuliyoc, le petit paradis terrestre perché sur son éperon rocheux. Chacun(e) avait deux t-shirts à longues manches, un seul pantalon, trois paires de chaussettes et trois sous-vêtements. On faisait une petite lessive chaque après-midi, quand on arrivait à l’endroit où on dormait le soir. Les vêtements séchaient assez vite dans le vent et la chaleur. C’était facile. Nous portions dans nos sacs à dos l’eau pour la journée et des en-cas. Les deux mules porteuses se chargeaient du reste.
Simplicité des rythmes
On était crevés chaque jour en arrivant à l’endroit où on allait passer la nuit. Nous n’avions qu’une envie : prendre une douche (froide, pas le choix, mais qu’est-ce que ça fait du bien, en fait !), manger et aller dormir. Pour nous qui avons tant de mal à aller dormir tôt en temps normal (voir mon article sur le sommeil), ça fait beaucoup de bien de côtoyer des péruviens. Notre guide, Romulo, va dormir tous les jours à 19-20h et se lève à 4h du matin ! Rien à voir avec notre rythme à nous ! Et je me rends compte, une fois de plus, que j’adore me lever tôt (au plus tard à 7h pour moi), que ça me donne un entrain, une joie, une énergie que je n’ai pas quand je me lève plus tard. Pour peu que j’aie eu suffisamment d’heures de sommeil… Le seul problème dans la vie courante, c’est que je n’arrive pas à m’en donner les moyens. Pourtant, tout ce que je fais le soir, je pourrais le reporter au lendemain matin tôt.
Simplicité des repas
Souvent il n’y avait pas le choix. Nos hôtes dans les lodges et campements cuisinaient en fonction des ingrédients disponibles, ce de qu’ils cultivaient ou de ce qu’ils avaient en stock, transporté par des mules. Donc nous n’avions même pas à nous casser la tête pour choisir. C’étaient tous des repas bons, équilibrés et frais. C’était chaque fois une surprise. C’est tout bête, mais ça me faisait beaucoup de bien.
Le découragement…
Les 500 mètres de dénivelé positif vers Santa Rosa, l’endroit où nous avons dormi la première nuit, fut pour moi une épreuve d’endurance, de persévérance et de confiance. Depuis Capuliyoc, l’endroit du début du trek, jusqu’à la rivière Apurimac, le point le plus bas ce jour-là, nous avions déjà descendu 1500 mètres de dénivelé. Nous avions mangé le repas de midi à Chiquisca, un petit ensemble de maisons avec épicerie et lodge, presque à la fin de la descente. Nous avons traversé le pont au-dessus de la rivière Apurimac peu avant 15h, puis nous avons entamé la montée en lacets sur l’autre versant, vers Santa Rosa. Dans la descente, nous étions restés groupés avec les mules qui portaient les enfants et celles qui portaient les bagages. Au début de la montée par contre, Nico et moi nous nous sommes vite rendu compte qu’elles marchent beaucoup plus vite en montée qu’en descente. Nous avons d’abord essayé de les suivre pour rester avec les enfants et nos guides, Romulo et son fils Jhoel (10 ans). Très mauvaise idée ! Nous avons entamé la montée à un rythme bien supérieur au nôtre. Le temps de nous en rendre compte, nous étions très essoufflés. Le soleil tapant de l’après-midi ne nous aidait pas. Le chemin montait en interminables lacets sur un versant quasi à la verticale. Nous avions beau nous arrêter et faire des pauses, je n’arrivais pas à récupérer mon souffle ni un rythme cardiaque satisfaisant. Une petite blague un peu mal tombée de Nico a fini de m’achever : « Dis, Steph, ne me refais pas une embolie pulmonaire hein ! En plus on n’a pas pris les injections de clexane avec nous. »
Je sais très bien qu’on ne fait pas une embolie pulmonaire en marchant ; que c’est plutôt la position immobile qui pose problème, mais savoir ne servait plus à rien : le stress était là et ma tête est partie en cavalier seul. Ce qui n’améliorait pas mon essoufflement. Dans mon inconscient, je crois, je faisais le lien ente l’essoufflement de la montée et celui que j’ai éprouvé quand j’ai eu cette fameuse embolie pulmonaire en 2008. J’avais beau essayer de me raisonner : rien à faire. Je me demandais dans quoi je m’étais embarquée. Avec mes enfants en plus. Qui étaient maintenant toutes seules [avec nos deux guides quand même] je ne sais où sur des mules au milieu de cette montagne isolée. Je me suis dit que peut-être je devrais faire demi-tour. Ne pas continuer le trek. Ou attendre à Santa Rosa que Nico fasse tout seul les deux jours suivants. Je n’arrivais pas à récupérer. M’arrêter ou boire de l’eau ne servait à rien. Je n’avais pas faim, même pour deux cacahuètes.
…et son dépassement
Mais une chose m’est assez vite devenue claire : je voulais arriver à Santa Rosa (une seule maison entourée d’une forêt d’avocatiers, avec en face un mini magasin, une douche/toilette en béton et une pelouse avec des poussins et quelques tentes) en marchant. Pas question qu’on vienne me chercher en mule. Les mules, c’est pour les enfants, pas pour moi. Alors je me suis dit : « Steph, un pas à la fois. Un seul. Ça c’est faisable. » Je me suis interdit de regarder le chemin devant moi (même les 50 mètres de chemin avant une nouvelle épingle à cheveux semblaient infranchissables). Mon chapeau m’y a bien aidée : son bord, quand je gardais la tête penchée, m’empêchait de voir à plus d’un mètre et demi. J’ai continué à avancer comme ça, toujours très essoufflée, un pas après l’autre. Puis je me suis rappelé les exercices de centration qu’on fait en préparation affective à la naissance. Il s’agit de quitter sa tête, ce singe fou qui n’arrête pas de sauter, et de porter son attention et sa présence plutôt dans son bassin, là où se situe notre centre de gravité, là où il n’y a pas de pensées et où il fait calme. J’ai fait l’exercice. Ça m’a aidée, un peu. Respirer. Lentement. À fond et jusque dans le bassin. Imaginer des racines qui partent de mes pieds et qui s’enfoncent très loin dans la montagne. Des branches qui sortent de ma tête et qui montent vers le ciel. « Me prolonger », comme on dit en préparation affective à la naissance. Porter mon sens du toucher plus loin que les limites de mon corps, puisque mon corps tout petit n’y arrivait pas.
Tout ça m’a aidée. Je pensais aux femmes que j’accompagne à leur accouchement. Je me suis dit que lors des accouchements suivants, je repenserais à cette montée vers Santa Rosa pour accompagner encore mieux les mamans dans leur grande ascension. Puis j’ai pensé à autre chose : mes ailes (j’en profite pour faire un petit clin d’œil à une très belle personne que j’aime beaucoup, et qui se reconnaîtra certainement). C’est étrange, mais quand j’imagine avoir de grandes ailes dans mon dos, un peu comme on les dessine aux anges, et que je m’imagine les déployer, je me redresse automatiquement, sans effort, et je respire beaucoup mieux. C’est un peu comme un soupir, comme un soulagement, un apaisement aussi. J’ai donc pensé à mes ailes. Ça ne m’arrive pas très souvent. Là, ça a été d’une grande aide. La montée est restée très dure, mais j’avais l’impression que ce serait faisable. Je n’avais plus cet essoufflement exagéré, et le stress de l’embolie pulmonaire a complètement disparu. Je refaisais surface.
Trouver son rythme
En randonnée, en trek, tout est question de rythme. De trouver son rythme, de le respecter, sans trop vouloir pousser, et de le garder une fois qu’on l’a trouvé. Après, c’est un cercle vertueux : on marche à son rythme donc le corps y trouve son compte, donc on avance bien, sans être dépassé, donc on est motivé, on a envie de continuer, de recommencer l’expérience. Nous savions qu’après la nuit à Santa Rosa, le lendemain nous ne ferions que de la montée, en lacets, sur le même flanc de montagne quasi vertical, jusqu’à l’endroit suivant où nous passerions la nuit : Marampata. En serais-je capable ? Eh bien oui, ça a été, très bien même, et j’ai été capable de toute la suite du trek, à un rythme tout à fait acceptable et avec une grande motivation, un grand plaisir. Comme quoi, dans la vie, ça vaut souvent la peine de persévérer, de dépasser les moments durs, les découragements, les « je n’y crois plus », « je n’y arriverai pas ». On se découvre des capacités dont on ne se doutait même pas.
Le doute Le moment le plus dur du trek pour moi a été cette fameuse montée vers Santa Rosa. C’est alors que s’introduit le doute : avons-nous bien fait de nous embarquer dans ceci ? Ne mettons-nous pas nos enfants en danger ? Et nous-mêmes ? Sommes-nous trop ambitieux ? Sommes-nous naïfs ? On a quand même 40 ans, pas 20, ce n’est peut-être plus de notre âge.
Le même doute m’a assaillie quand, sur le chemin du retour, Éline pleurait tellement elle avait mal au dos sur sa mule. Monter pour la première fois sur un équidé pour faire tout un trek de cinq jours en montagne, ce n’est quand même pas évident. De nouveau le doute : on lui en demandait peut-être trop. J’aurais dû mieux réfléchir avant de nous embarquer dans ce périple.
Pas faciles à gérer, les moments de doute. Qu’en faire ? La seule réponse que j’ai trouvée c’est : continuer d’avancer et ils s’évanouissent par eux-mêmes.
Une rencontre magique
Je reviens encore une fois avec cette #?§!!# de rude montée vers Santa Rosa. Quand j’ai commencé à récupérer mon souffle et mon courage, Nico a entendu appeler. « C’est une des filles ? » Je n’entendais rien. Quelques minutes plus tard, je l’ai entendue aussi, une petite voix légèrement paniquée : « Maman ! Papa ! Vous êtes où ? » C’était Éline. « On est là ! On arrive ! » Nico est parti devant. Il a vite rejoint Éline, qui était en train de descendre à pied vers nous. Elle avait demandé à descendre de sa mule, car elle avait trop mal au dos. Elle avait continué à monter un peu, mais ne nous voyant pas arriver, seule sur le chemin, elle a pris peur et elle est descendue à notre rencontre. Ma pauvre choupinette ! À son âge, j’aurais eu super peur ! Nous avons continué la montée ensemble et quelques minutes plus tard, dans une épingle à cheveux, nous avons croisé le chemin d’un coureur de trail (= de la course en montagne) toulousain qui nous a dit : « Vous êtes français ? » On a discuté quelques minutes avec lui. Il nous a dit que cette montée était l’une des plus dures qu’il n’ait jamais faite. Cette phrase, qu’est-ce qu’elle m’a fait du bien ! J’étais déjà en train de me dire que je n’avais plus 20 ans, que je n’étais plus assez sportive dans ma vie quotidienne, que, rien à faire, il fallait bien admettre que ce n’était plus de mon âge. Mais en fait si ! Même ce monsieur qui fait du trail était en train de me dire que c’était une montée mortelle. Ça m’a donné plein de courage pour la suite du trek. Avant de nous quitter, il nous a donné un petit tube de pâte sucrée énergisante à nous partager. Je lui serai éternellement reconnaissante de s’être arrêté pour nous parler et nous remonter le moral et l’énergie.
Après l’effort, le réconfort
Ça, c’est un peu l’histoire de ma vie. C’est quelque chose dont je tire un immense plaisir : ce sentiment de « ça y est, je l’ai fait ! » et le repos qui suit. Chaque soir, quelle joie d’être toute fraîche après ma douche. Physiquement très fatiguée mais moralement au top. Quel plaisir d’aller dormir et de laisser se reposer mon corps. Et à la toute fin du trek, à l’arrivée au col avant Capuliyoc, explosion de joie : « On l’a fait ! On l’a fait ! On l’a fait ! » (et on est tous vivants et entiers) Quel plaisir de se réinstaller pour une après-midi et une nuit dans ce petit paradis perché, de se reposer dans les chaises longues, de boire une boisson fraîche, d’admirer le paysage, avec cette sensation intense et cette fierté de « On l’a fait ! » Fière de moi, mais aussi et surtout de Nico, de nos trois louloutes, de nous en tant que famille. Fière d’Éline qui a dépassé sa peur de monter sur un équidé, qui est arrivée à dépasser sa douleur, à tenir bon, jusqu’au bout. Fière de Lucie, à l’aise comme un poisson dans l’eau et heureuse comme tout sur sa mule, qu’elle dirigeait toute seule. Fière de Margaux, qui a marché avec une énergie incroyable les trois heures de marche en montées et descentes vers le site de Choquequirao le 3e jour.
Merci mon Nico !
J’ai envie de terminer en m’adressant directement à toi mon amour pour te dire un immense MERCI pour cette expérience incroyable, qui fut aussi une magnifique expérience de couple. Nous nous y sommes embarqués à deux, nous avons sué à deux et nous avons triomphé à deux. Nous avons eu beaucoup de moments seuls, quand les mules nous dépassaient, pour discuter, rêver, construire la suite du voyage et de notre vie « après ». Jamais tu ne m’as lâchée, toujours tu étais là pour m’encourager, ou me crier depuis le lacet au-dessus de moi : « Steph, ça va ? » Ensemble nous avons douté, nous nous sommes demandé si nous étions fous, et finalement, non, nous ne sommes pas fous, nous sommes nous : tellement différents, pas toujours d’accord et tellement bien ensemble. Ce trek m’a encore rapprochée de toi, et rien que pour ça, je suis très heureuse de l’avoir fait.