Passage de frontière

La nuit du 5 au 6 mai, juste avant de passer la frontière entre l’Argentine et la Bolivie (à pied), je me suis demandé comment cela allait se passer. Si on quitte officiellement l’Argentine, mais que la Bolivie ne nous laisse pas entrer, pour je ne sais quelle raison administrative, qu’est-ce qu’on est sensés faire vu qu’on n’a pas préparé les documents requis ? J’ai eu ma réponse le lendemain : on passe d’abord à un bureau Bolivien qui valide l’entrée en Bolivie, avant d’aller juste à côté se « désinscrire » d’Argentine.

Villazón, côté Bolivien, forme une seule ville, séparée par la frontière, avec La Quiaca, côté Argentin. Notre guide Lonely Planet dit que Villazón est « a sprawling, dusty, chaotic sort of place« , un endroit tentaculaire, poussiéreux et chaotique. Le groupe de jeunes adultes argentins que nous avions rencontrés dans la jungle au camping de San Fransisco nous avaient prévenus qu’il faut se méfier ; qu’il règne à Villazón une ambiance un peu glauque de trafics en tout genre.

Nous n’avons pas passé beaucoup de temps à Villazón. Deux heures, trois maximum, pour échanger nos pesos argentins, manger un bout puis prendre un minibus vers la ville de Tupiza, au nord. Peut-être sommes-nous malvoyants, ou naïfs, toujours est-il que nous n’avons pas eu cette impression de chaos ni de trafics. Oui, juste au poste de frontière, il y a beaucoup de gens dans tous les sens, mais dès qu’on s’éloigne un peu et qu’on entre dans la ville, la rue principale, pleine de bureaux de change et de petits magasins, est sympa, et le parc, au bout de cette rue, agréable. Nous avons eu une très bonne première impression de la Bolivie et des Bolivien·ne·s.

Tupiza, la joya bella de Bolivia

La ville de Tupiza, où nous avons passé plusieurs jours juste après notre arrivée dans le pays, est appelée le beau bijou de la Bolivie. Nous logions dans une auberge de jeunesse très sympa, l’Hostal Valle Hermoso. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était l’immense figuier qui poussait dans la cage d’escalier de l’auberge. En montant, on avait l’impression qu’il n’aurait jamais de fin, comme le haricot magique de Jack. Après presque trois étages de troncs, on arrivait sur la terrasse de toit, où l’arbre déployait enfin ses branches et ses feuilles.

Une autre chose que j’aimais beaucoup dans l’Hostal Valle Hermoso, c’était le petit déjeuner et les dames qui le préparaient. Je m’attendais à un petit déjeuner très simple et basique. Mais non, il était super soigné pour un petit déjeuner d’hostal : jus d’orange pressé ou bol de morceaux de papaye, yaourt, céréales, petits pains, parfois un œuf, margarine et confiture et bien sûr, boissons chaudes. Les dames qui le préparaient étaient aussi chargées du nettoyage de l’hostal. Elles n’étaient visiblement pas très riches, ni en très bonne santé, ni bien reposées. Elles mâchaient à longueur de journée des feuilles de coca, comme le font la plupart des Bolivien·ne·s qui travaillent dur. La coca diminue la sensation de faim, la sensation de fatigue et donne de l’énergie. Les personnes qui en mâchent continuellement ont une boule dans l’une de leurs joues. Ces dames soignaient leur travail. Je ne manquais jamais de les remercier pour ce qu’elles faisaient.

Une troisième chose que j’aimais beaucoup à l’Hostal Valle Hermoso, c’est le fait qu’il y avait une cuisine. Cela nous permettait de ne pas devoir sortir manger le soir avec les filles.

Et enfin, j’aimais la bibliothèque bien fournie. Comme cela se fait dans beaucoup d’hostals, les voyageurs peuvent déposer les livres ou les guides qu’ils ont déjà lus et en prendre un (ou plusieurs) autre(s) en échange. Sans les avoir tous regardés, je peux dire qu’il y en avait en espagnol, en anglais, en allemand, en français, en italien et en hébreux. En voyage, on croise beaucoup de jeunes femmes et de jeunes hommes israéliens ; plus que d’autres nationalités proportionnellement à la taille de leur pays. Si j’ai bien compris, c’est parce que le service militaire est encore obligatoire chez eux, tant pour les femmes que pour les hommes, et qu’après leur service militaire, ils ont droit à un congé. Nombre d’entre eux utilisent ce congé pour aller découvrir le monde.

Je n’avais pas de livre à déposer dans la bibliothèque, mais j’ai lu un livre qui s’y trouvait pendant nos quelques jours à Tupiza. Je l’ai beaucoup aimé. C’est « Petite », de Sarah Gysler, une jeune femme Suisse. Elle raconte son histoire (vraie), ou comment, pour échapper à une vie difficile, elle est partie à pied (et en stop), sans un sou, jusqu’au Cap Nord, tout au Nord de la Norvège. Et comment ce premier voyage lui a fait découvrir la richesse des rencontres. Depuis, elle voyage toujours. D’ailleurs, elle a un blog. C’est encore une toute autre manière de voyager que la nôtre, où elle dépend des autres et des rencontres pour manger, dormir au chaud, avancer… Impressionnant.

Changement de rythme

Notre arrivée en Bolivie a coïncidé avec un changement de rythme et d’organisation. En Argentine, nous avons essentiellement loué des maisons, cabañas ou camper vans. Nous étions donc autonomes en ce qui concerne la préparation des repas : nous faisions nos courses au supermarché, comme en Belgique, et nous mangions trois fois par jour à l’heure qui nous arrangeait. En Bolivie, c’est beaucoup plus difficile de trouver des maisons et appartements à louer. Ce n’est pas dans les habitudes, visiblement, et c’est très cher. Ici, nous logeons donc dans des auberges de jeunesse (hostals) ou de petits hôtels. C’est sympa aussi, mais c’est totalement différent.

L’avantage : on ne doit pas s’occuper de faire des courses, ni de cuisiner, ni de faire la vaisselle. On choisit toujours des logements avec le petit déjeuner compris. L’inconvénient : on ne mange pas toujours ce qu’on veut, et on doit sortir, parfois chercher et trouver un endroit où manger. Ce n’est pas toujours facile. Parfois on en a marre de la « street food » (la nourriture vendue en rue) un peu grasse, avec peu de légumes. Parfois on n’a pas envie de manger dans un comedor (les petits restos sans prétention mais en général très bons où mangent les Bolivien·ne·s). Parfois on a envie de manger « comme chez nous ». Mais pour cela, il faut être dans une grande ville touristique et il faut mettre le prix. Hier, nous nous sommes permis la Pizzeria Napolitana sur la Plaza 25 de Mayo à Sucre, en terrasse au soleil, ça nous a fait du bien !

C’est important d’avoir une cuisine et/ou salle à manger dans l’endroit où nous logeons. Nous nous sommes rendu compte qu’aller manger dehors le soir ne nous convient pas. Les enfants sont fatiguées, elles n’ont plus trop envie de marcher et nous non plus, en fait. Alors soit on achète des choses simples qu’on cuisine nous-mêmes, soit l’un de nous va chercher un souper à emporter dans un comedor ou en rue et on le mange à l’hostal.

Tour de la région du Sud Lipez et du salar d’Uyuni

Depuis Tupiza, nous avons fait un tour de quatre jours et trois nuits dans la superbe région du Sud Lipez, en terminant par le fameux salar d’Uyuni. Nous avons réservé auprès d’une agence : nous étions juste à nous cinq, avec Palermo, notre chauffeur, mécanicien et guide, et Guadalupe (ou Lupe), notre cuisinière.

Après les paysages incroyables de l’Argentine, dont ceux, non loin d’ici, de la région de Salta, et les décors de western autour de Tupiza, nous nous sommes demandés si le Sud Lipez nous surprendrait. Que pouvait-il encore « inventer » de différent ?

Ooooh, beaucoup de choses ! Ce tour fut fatigant, très froid la nuit mais magnifique. Nous avons vu une « ville enchantée » de formation naturelle, entièrement faite de sable ; des lacs bleus auréolés de blanc (mélange de borax et de sel) au milieu de paysages arides ; les taches roses des dizaines de flamants se nourrissant dans ces mêmes lacs ; des déserts de sable aux dunes énormes ; des rochers aux formes bizarroïdes, façonnés par le vent ; des troupeaux de vigognes, aussi élégantes que des gazelles ; des lamas, des milliers de lamas décorés de leurs jolies floches colorées aux oreilles ; des geysers crachant leur vapeur comme des locomotives furieuses et bien sûr des salars, des déserts de sel, dont le plus connu et le plus grand est celui d’Uyuni.

Des photos de ces paysages énormes, on en trouve sans problème sur Internet. Mais aucune d’elles, même la meilleure, ne rendra l’effet que ça fait de se trouver dans le paysage. De rouler pendant des centaines de kilomètres, d’expérimenter l’immensité de l’intérieur.

Rencontre avec le monde minéral

La nature est pour moi une ressource depuis quelques années. Elle m’apaise, me donne de l’énergie, augmente ma créativité, me reconnecte à moi-même. Que ce soit en me promenant dans les bois, en travaillant au jardin ou en observant un insecte. Pas besoin d’immenses paysages impressionnants. Le tout petit est aussi grand que l’énorme. Je me dis de temps en temps que si un jour les temps sont durs, vraiment durs, qu’il y a une guerre ou je-ne-sais-quoi du genre, la nature, elle, sera toujours là pour me soutenir. Les arbres, le ciel, les animaux n’en ont pas grand chose à cirer de nos soucis d’humains. Ils continuent leur vie.

J’ai toujours inclus dans ma définition mentale de la nature toute la vie que j’ai l’habitude d’avoir autour de moi en Belgique. Quand on change de continent, bien sûr, la nature change. Normal. Maintenant, après la traversée du Sud Lipéz et du salar d’Uyuni, je suis perturbée. Jamais dans ma vie je n’avais traversé d’aussi grande étendue de minéraux. Sable, sel, borax, pierres ponces, rochers en abondance. De la vie aussi, mais qui prend nettement moins de place que chez nous : quelques touffes d’herbe sèche, des plantes bizarres comme des taches de Shrek fondu, des vigognes dont on se demande ce qu’elles peuvent bien trouver à manger, un nandou ou deux, un groupe de petites perdrix, et les flamants, bien sûr, les flamants par dizaines. Mais pas un arbre par contre, pas un buisson, rien. Et dans les salars, aucune vie. Le sel tue tout.

Après cette traversée ma conception de la nature se trouve, hum, que dire ??? remise en question. C’est quoi au final, la nature pour moi ? Celle qui me ressource ? Est-ce tout ce qui est vivant, ou est-ce que j’y inclus aussi le monde minéral ? Un gros rocher au milieu d’une forêt en Ardennes, c’est beau, bien sûr qu’il fait partie de la nature ! Mais là, quand le minéral domine largement, je sens que le végétal me manque. J’ai soif de vert. Ces endroits secs et vides sont beaux dans leur immensité, leurs couleurs pastel, leur air irréel, mais ils sont tellement inhospitaliers ! Je ne pourrais imaginer y vivre. Est-ce qu’ils me ressourcent au même titre qu’une forêt ? Ou même un seul arbre ? Je ne pense pas. Je ne sais pas.

Tout ce qu’on peut faire soi-même

Le premier jour de notre tour, le 4×4 est tombé en panne. Problème de radiateur. Palermo, notre guide, a enfilé son vêtement de mécanicien, a ouvert le capot, sorti le radiateur et l’a rafistolé ! En 3 heures de temps, certes, mais il l’a réparé ! Tout seul de ses deux mains. Et la voiture a bien tenu pendant les centaines de kilomètres qui ont suivi. Moi, je suis bluffée par ce genre de savoir-faire.

Je n’ai pas grandi dans une culture qui m’a encouragée à « faire moi-même ». Au contraire, j’ai plutôt tendance à me tourner vers toutes sortes de professionnels pour m’aider dans ce que j’ai envie d’accomplir : plombier, électricien, coiffeur, menuisier, graphiste, mécanicien etc.

Je me souviens bien, j’étais encore étudiante je crois, ou je travaillais depuis peu, quand ma chère amie Judith m’a dit un jour qu’elle avait remplacé le lavabo dans son appart. Je me rappelle l’effet que ça m’a fait : « Quoi ??? Tu sais faire de la plomberie ??? » Elle aurait aussi bien pu me dire qu’elle avait construit une fusée pour aller sur la lune. Ça me semblait incroyable. Elle m’a répondu qu’elle n’en savait rien à la base mais qu’elle avait appris.

C’est avec le même étonnement que j’ai vu, quelques années plus tard, plusieurs amis restaurer eux-mêmes leurs maisons, entièrement : plomberie, électricité, plafonnage, carrelage… Mais… mais… Comment ont-ils appris tout ça ? Comment ont-ils osé se lancer alors qu’ils n’y connaissent pas plus que moi à la base ? Moi, à part cuisiner et dessiner un peu, je ne peux rien faire de mes deux mains.

Ces dernières années, sur Youtube, ça explose de gens qui « ne connaissent rien » à quelque chose mais s’y mettent quand même et font des merveilles : les uns se découvrent un talent de musicien, les autres rénovent un taudis, encore d’autres se mettent à la permaculture, construisent et décorent une tiny house (une maison miniature) ou se lancent dans la couture ou la sculpture sur bois. Toutes et tous ils m’épatent.

Les Péruvien·ne·s et les Bolivien·ne·s sont des maîtres de la débrouille. Ils fabriquent, inventent, transforment, réparent eux-mêmes. Elles utilisent leurs mains pour faire des tonnes de choses, très jolies parfois.

Moi, pour l’instant, je ne fais toujours pas beaucoup plus que cuisiner et dessiner un peu. Mais j’aimerais faire plus, beaucoup plus de mes mains. J’ai l’impression que ça m’équilibrerait. Et m’épanouirait. À Tupiza, j’ai coupé moi-même les cheveux de toutes les filles de la famille, les miens compris (oui oui !) J’étais super fière, moi qui ai toujours eu peur de couper de travers. Je m’en suis plutôt bien sortie !

Maman Nico, on se remet à la couture quand je rentre ? Mais sérieusement cette fois ! 🙂 Et je rêve depuis longtemps de cultiver un potager. Et de construire un « kot à poules ». Ce qui me freine ? Juste la bête impression que je n’y arriverai pas. Et que je n’ai aucune idée par où commencer.

La force et l’âge

Il y a deux personnes qui m’ont fort marquée. C’était à la fin du troisième jour de notre tour en 4×4. Nous sommes arrivés au bord du salar d’Uyuni, dans un petit village appelé Chuvica. Nous allions y loger dans un refuge de sel. Construit tout en sel. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Je me disais que c’était peut-être un truc pour attirer les touristes, mais que l’endroit n’aurait qu’un seul mur en sel. Ou juste les tables.

Je me suis bien trompée ! Non seulement tout était en sel, les murs, le sol, les lits, les tables, les sièges, mais en plus de cela, c’était beau, propre, soigné et décoré avec goût. Le sol en gros sel (comme celui qu’on met dans nos lave-vaisselles) avait été fraîchement ratissé, les lits étaient joliment faits. L’endroit, bien que très froid la nuit car non chauffé, était bien agréable et chaleureux.

Mais quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai compris que le refuge était tenu par un couple de personnes âgées. Vraiment âgées, très âgées, beau et belle avec leur peau tannée et leurs rides qui racontent toute une vie. Un homme petit, mince avec un bonnet de laine sur la tête. Et une mama avec ses tresses et sa jupe ample, qui se déplace avec une tribune. Comment font-ils ??? Tous les soirs, de nouveaux touristes débarquent. Le soir où nous étions là, il y avait bien entre 15 et 20 personnes en plus de nous. Une fois que tout ce petit monde a disparu le matin, il faut changer les draps des lits, nettoyer les sanitaires, ratisser les sols, vider les poubelles… Nous sommes partis un peu plus tard que les autres groupes. La dame était déjà dans une chambre avec sa tribune, en train de défaire les lits.

Je n’ai pas de mots pour dire mon admiration et ma gratitude. Quel courage ! En plus, ce couple (et toutes les personnes du village) vit dans le froid pendant des mois. La température n’a pas dépassé 10°C en journée et plonge loin sous zéro la nuit. Le refuge n’est pas isolé. Il fait juste un peu plus chaud dans la cuisine qu’ailleurs, car on y cuisine.

Uyuni la désertique

Après notre traversée de quatre jours, nous sommes arrivés dans la ville d’Uyuni, au bord du salar du même nom. Nous y avons passé quelques jours pour nous reposer de notre aventure.

Quel choc en arrivant ! Je ne m’attendais pas à une ville désertique. Dans mon image mentale, il y avait des arbres, des parcs, des plantes. Mais en fait, non, aucun végétal vivant. Il y fait trop sec, trop salé peut-être, trop froid la nuit. Il y a bien quelques jeunes arbres qui ont été plantés dans les terre-plains au milieu des larges avenues, ou dans les parcs, mais ils sont tous morts ! C’est triste à voir. Non pas sans feuilles comme nos arbres en hiver, non, morts avec leurs feuilles sur eux. Tout gris de poussière. Comme à Lima. J’avais autant mal au cœur pour les arbres eux-mêmes que pour les humain·e·s qui avaient tenté de les planter. Il y en avait beaucoup, vraiment beaucoup. Protégés du froid de la nuit par des boîtes en carton. Des arbrisseaux en boîte.

À Uyuni, nous avons logé dans l’Hostal Eucalyptus Uyuni, un petit hôtel familial de seulement six chambres, tenu avec énormément de cœur par Doyna et son mari Milthon. Adorables et appliqués tous les deux pour que leurs hôtes soient bien. Je me souviens très bien de la première douche chaude. Qu’est-ce qu’elle m’a fait du bien !!! Et de la première nuit, quand le chauffage central s’est allumé. Je ne me rendais pas compte de ce que c’est que de vivre dans un endroit froid, froid dedans et froid dehors. Quand on ne peut compter que sur ses couches de vêtements pour rester chaud. Je suis très, très mauvaise à ce jeu-là.

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