Un de nos objectifs en venant en Uruguay était de découvrir la vida gaucha, c’est-à-dire la vie des gauchos. Pour rappel, les gauchos sont ces cavaliers qui travaillent dans les estancias (grandes fermes). Ce sont les équivalents sud-américains des cow-boys du far west. Ceux qui travaillent dur et vivent simplement et, surtout, libres. Qui vont vendre leurs services d’estancias en estancias, au gré de leurs besoins, montés sur leur cheval et accompagnés de leur(s) chien(s). Ceux avec une mine sombre, une cigarette aux lèvres, grand couteau dans la ceinture, chapeau (ou béret) vissé sur la tête, grandes bottes de cuir et bol de maté à la main, quand ce n’est pas un lasso.
Les vrais de vrai, quoi. On voulait en rencontrer.
Estancia Bichadero : plantons le décor
Du coup, nous avions réservé un séjour de cinq jours dans une estancia ouverte aux touristes, dans la région de Tacuarembó, capitale des gauchos en Uruguay. La région est belle, vallonnée et les estancias sont immenses. Pour vous donner une idée, l’estancia où nous sommes allés se trouve à 1h30 de Tacuarembó, dont 1h15 sur piste en terre ou cailloux. Pour eux, c’est la ville la plus proche. Leur voisin, par contre, est proche : à seulement (!) 2km. Et depuis leur maison, sur le haut d’une colline, on voit à 25km à la ronde, ce qui assure des couchers de soleil absolument magiques.
L’Estancia Bichadero dispose de plus de 600 hectares, 250 moutons, une cinquantaine de vaches et une vingtaine de chevaux. Plus les cochons, poules, coqs, pintades, et chiens évidemment. Et un sanglier qui, étant petit, était un animal de compagnie. Mais c’est une très petite estancia. Selon eux, ils ne sont pas assez grands pour pouvoir en vivre. Ils ont donc dû s’ouvrir pour survivre et ils ont suivi il y a quelques années une formation proposée par le gouvernement pour devenir une estancia qui accueille des touristes. Et, parmi les trois estancias de la région qui ont suivi cette formation, ce sont les seuls à accueillir correctement les touristes, selon les connaisseurs du coin. C’était leur manière à eux de réussir à payer les études de leurs trois filles (tiens, tiens !). Pari réussi : si Dario et Serrana ont arrêté l’école à 12 ans, leurs deux premières filles sont aux études supérieures et la troisième, encore en secondaire, est sur la bonne voie.
Il s’agit donc de personnes très ouvertes sur le monde extérieur, mais on reste dans une ambiance « loin de tout ». Pour tout dire, ils n’ont internet que depuis 5 ou 6 ans, via un système radio spécifique renforcé par des paraboles satellites. Et ils ne sont connectés au réseau électrique que depuis 4 ans ! Connexion pour laquelle ils ont dû payer, avec leur voisin, tous les poteaux électriques sur des dizaines de kilomètres. Avant, il n’avait qu’un peu d’électricité grâce à une petite éolienne domestique.
Fondée par les grands-parents de Dario, l’estancia est donc familiale. Tout est construit à la main et tous les arbres autour de l’estancia ont été plantés par la famille pour avoir de l’ombre, de la protection contre le vent ou comme perchoir à poules. Ce sont des gens du cru depuis plusieurs générations, mais qui n’en tirent aucune fierté, car ils savent bien que, comme presque tout le monde en Amérique du Sud (et dans le monde, d’ailleurs), ce sont des descendants d’immigrés. D’ailleurs, s’ils parlent bien espagnol, la langue qu’ils parlent en famille est le portuñol, mélange d’espagnol et de portugais. La frontière brésilienne n’est jamais qu’à 45km à vol d’oiseau (120km par la route)…
Pour compléter le tableau, il faut encore vous parler de la nourriture. Si j’étais poète, j’aurais tenté de vous composer quelques sonnets pour vous la décrire. Malheureusement, je ne suis que gourmand et j’en ressors non pas avec une œuvre d’art, mais avec quelques kilos en plus. Je vais néanmoins essayer de vous la décrire…
Tout d’abord, il faut se rappeler que, plus encore que l’Argentine, l’Uruguay se définit comme le pays de la viande. Et ici, les troupeaux paissent dans des prés immenses où ils sont libres de courir toute l’année. À Bichadero, les produits utilisés (vaccins, antibiotiques) sont limités au strict minimum obligatoires. Sans certitude, on se rapproche sans doute des standards bio de chez nous. Cela donne une viande… mes amis, une viande !
De plus, loin de tout, Serrana est habituée à tout faire elle-même. La plupart des produits viennent donc de la ferme et la comida est casera, c’est-à-dire faite maison. Viande, évidemment, mais aussi œufs, lait, beurre, crème, légumes, fruits (ils en ont 9 mois par an !), confiture, miel… et tout est cuisiné sur place et transformé en dessert onctueux ou en plats succulents.
Il suffit de mentionner leurs nombreux gâteaux ou leur canelones caseros. Faute de pâte à cannelonis, Serrana utilise des crêpes maison pour entourer une préparation à base de cordero (agneau) à tomber par terre. Le tout recouvert de ricotta ou de fromage type Colonia (une spécialité urugayenne). Un régal.
Bref, le décor est planté. Il suffit d’ajouter à tout cela des propriétaires sympathiques et accueillants, et le fait qu’il n’y ait ici aucun moustique. Le rêve.
Ce qu’on y a fait…
Sur place, en plus du plaisir de se retrouver dans un endroit aussi beau, naturel et accueillant, nous en avons profité pour faire de nombreuses ballades à cheval ou des randonnées. Ainsi, dans leur propriété, il y a une petite vallée étroite avec un micro-climat tout-à-fait particulier de forêt subtropicale, quasiment une jungle, alors que le reste du domaine est plutôt du genre pampa (herbe basse et buissons) à perte de vue.
Nous avons même (un peu) participé à la vie de la ferme en allant chercher des moutons à cheval depuis le fin fond de la propriété pour les ramener à l’estancia. Les enfants ont aussi pris beaucoup de plaisir à nourrir les différents animaux. Et moi j’ai même eu un peu de temps pour lire le Seigneur des Anneaux, que je redécouvre avec plaisir. Pour couronner le tout, nous avons eu le plaisir de faire la connaissance de James qui partageait notre séjour à l’estancia. Cet écossais qui vit à Londres, au flegme britannique prononcé, intéressant et intéressé par tous les sujets, a vécu en France et parle donc français. Grand amateur de vin, il nous aura offert plusieurs fois l’apéro au cours duquel nous parlions de tout et de rien, tour à tour en espagnol, français ou anglais.
Enfin, nous avons aussi fêté les 11 ans de notre chère Éline. Et le dernier soir, nous avons même dormi sous tente : la place manquait car il y avait un groupe de randonneurs de Montevideo qui faisaient halte à l’estancia. Et vous savez quoi ? Parmi ceux-là, Pierre, un français expatrié en Uruguay. Il a vécu en Belgique… à Braine-l’Alleud ! Vous imaginez le hasard !? Et vous savez ce qu’il fait en Uruguay ? Il travaille sur un projet de réhabilitation d’une ligne de chemin de fer… On en est donc venus à parler de signalisation ferroviaire (mon métier) et même d’ETCS (ma spécialité). Je n’aurais jamais cru parler d’ETCS à Bichadero ! et pourtant…
Et finalement, ces gauchos ?
« Oui, c’est vrai, ça, vous en en avez vu ou pas, des gauchos ? »
Et bien oui et non. Ceux de la description au début de cet article ne sont pas ceux qu’on a croisés à Bichadero. D’ailleurs Dario et Serrana ne se définissent pas comme gauchos (on leur a demandé), entre autres parce qu’ils sont propriétaires alors que les gauchos sont des travailleurs temporaires. Mais… quand même… il y avait Dario (« Ruben Dario », c’est un autre que « Henry Dario », le propriétaire) qui venait aider : il portait certes un bob ou une casquette plutôt qu’un béret, mais on voyait qu’il était un peu plus gaucho. Et puis Serrana nous a montré un livre de photos artistiques sur les gauchos, les vrais, qui existent vraiment. C’est grâce à ce livre que je vous en ai fait une bonne description.
Et en fait, on en a quand même vu plein, en fait, mais sur la route (ou la piste). Ceux qui se baladent à cheval en ramenant leurs troupeaux. Et qui font un petit galop à notre approche pour contourner le troupeau et l’amener du bon côté de la route pour nous laisser passer.
Tout cela nous donne finalement une bonne vision, nuancée, sur la vida gaucha, puisque nous étions dans une vraie estancia : l’archétype du gaucho existe mais est rare ; la vie d’une estancia est moins caricaturale que celle du gaucho… tout en sachant que la fête annuelle de la patria gaucha rassemble absolument toute la région pendant une semaine à Tacuarembó pour des festivités gauchos ! Dario et Serrana abandonnent même leur estancia durant la fête pour s’y rendre. Dario y va même avec 4 ou 5 chevaux, ce qui fait neuf heures de route, quand même.
Finalement, est-ce qu’ils ne seraient pas un peu gauchos quand même ? 😉
Un endroit hors du temps
Avec le trek de Choquequirao, le Parque del Manu et notre séjour à Llachón (au bord du lac Titicaca), l’estancia Bichadero fait partie de ces endroits complètement hors du temps. Quand on y est, on n’a plus de notion de la date et du temps qui passe. On se déconnecte (même avec du wifi !). Et puis, ce sont des endroits tellement reculés qu’il n’y a pas d’autres choix que le luxe de la pension complète. Ça fait évidemment un bien fou et permet de rendre son esprit disponible à la découverte pleine et entière !
Le genre d’endroit qu’on est triste de quitter…
On comprend donc très bien James, qui revient chaque année à Bichadero depuis 7 ou 8 ans pour un séjour de deux semaines.
Mais, sait-on jamais… peut-être auront-ils besoin, en Uruguay, d’un spécialiste en ETCS pour leur projet ? Cela nous donnerait l’occasion de revenir, peut-être…